samedi 19 octobre 2013

Texte de lecture analytique n°3 Montaigne, "Des cannibales"



Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n'ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, apointées1 par un bout, à la mode des langues de nos épieux2. C'est chose émerveillable3 que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de routes4 et d'effroi, ils ne savent que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Aprés avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités5 dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d'en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins6 à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes7 ; c'est pour représenter une extrême vengeance. Et qu'il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusqu’ à la ceinture, et tirer au demeurant8 du corps force coups de trait9, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l'autre monde, comme ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu'eux en toute sorte de malice10, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci. Je ne suis pas marri11 que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes12 un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu13, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé. Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque, ont bien pensé qu'il n'y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d'en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d'autres personnes inutiles au combat. “ Les Gascons, dit-on, s'étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie. ” .
Et les médecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage pour notre santé ; soit pour l'appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n'a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu14. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette uberté15 naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu'autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux.
1 Apointées: taillées en forme de pointe
2 comme nos épieux dont la pointe a une forme de langue
3 émerveillable: qui suscite l’étonnement, la surprise
4 de routes: de déroutes, abandons
5 commodités: tout ce qui offer de l’aisance matérielle
6 lopins: morceaux
7 Scythes: people indo-européen nomade ayant vécu dans les steppes eurasiennes, entre les VIIème et les IIIémes siècle savant Jésus-Christ, répuyé pour sa sauvagerie.
8 Au demeurant: sur le reste
9 coups de traits: tirs de lance, de flèches
10 malice: méchanceté, disposition à faire le mal
11 marri: fâché
12 géhennes: tortures, souffrances intenses
13 par le menu: petit à petit
14 la vertu: le courage et la force
15 uberté: nom commun qui n’est plus en usage; “richesse, abondance, fécondité”

Texte commentaire Erasme


Mais en réalité presque tout le labeur ils [les princes de l’Eglise] le laissent à Pierre et à Paul qui ont bien du temps de reste. Quant à l’éclat ou à la volupté, ils les prennent pour eux. Et ainsi, il n’y a pas d’homme, ou peu s’en faut, qui vive plus mollement et avec moins de souci, car ils estiment avoir largement donné satisfaction au Christ, s’ils tiennent leur rôle d’évêques avec des ornements mystérieux et presque de théâtre, avec des cérémonies, les titres de Béatitude, de Révérence, de Sainteté, des bénédictions et des malédictions. Archaïque, désuet, totalement étranger à notre époque de faire des miracles ; instruire le peuple, c’est pénible ; expliquer la Sainte Ecriture, scolaire ; prier, oiseux[1] ; verser des larmes, minable et bon pour les femmes ; être dans le besoin, vil ; être vaincu, honteux et indigne de celui qui permet à peine aux plus grands rois de baiser ses pieds bienheureux ; enfin mourir est désagréable ; être crucifié, infamant.
            Il ne leur reste que les armes et les douces bénédictions dont parle Paul et dont ils sont réellement prodigues, les interdits, suspensions, aggravations, redaggravations[2], anathèmes[3], peintures vengeresses[4] et cette foudre terrifiante[5] qu’il leur suffit de brandir pour envoyer les mortels au-delà même du Tartare[6]. Toutefois les Très Saints Pères dans le Christ et vicaires du Christ ne la lancent jamais plus âprement que contre ceux qui, à l’instigation du diable,  essaient d’amoindrir et de rogner le patrimoine de Saint-Pierre. Bien que, dans l’Evangile, il y ait ces mots de lui : « Nous avons tout laissé et nous t’avons suivi. », cela ne les empêche pas d’appeler patrimoine, des champs, des villes, des impôts, des péages, des souverainetés. Tandis que, brûlant de zèle pour le Christ, ils protègent tout cela par le fer et par le feu, non sans répandre à flots le sang chrétien, c’est alors seulement qu’ils croient défendre apostoliquement  l’Eglise, épouse du Christ, en terrassant avec bravoure ceux qu’ils appellent ses ennemis ; comme s’il y avait des ennemis plus pernicieux pour l’Eglise que les Pontifes[7] impies, qui par leur silence, laissent le Christ dépérir, l’enchaînent dans des lois prostituées, le falsifient par des exégèses[8] contre nature et l’égorgent par leur vie pestilentielle.





1)    Comment l’auteur nomme-t-il les membres du Clergé ?
2)    Pourquoi les associations « prier, oiseux » ou « être crucifié infamant” sont-elles étonnantes? Quelle figure de style identifies-tu?
3)    Quelles sont les caractéristiques des princes de l’Eglise ?
4)     Sur quels points Erasme leur adresse-t-il des reproches ? Quels procédés utilise-t-il pour renforcer sa critique ?


Travail préparatoire commentaire Erasme

Citation
Nom du procédé
Effet(s) produit(s)
Archaïque, désuet, totalement étranger à notre époque de faire des miracles;




instruire le peuple, c’est pénible




expliquer la Sainte Ecriture, scolaire




être vaincu, honteux et indigne de celui qui permet à peine aux plus grands rois de baiser ses pieds bienheureux




Être crucifié, infamant




Toutefois les Très Saints Pères dans le Christ et vicaires du Christ




ne la lancent jamais plus âprement que contre ceux qui, à l’instigation du diable,  essaient d’amoindrir et de rogner le patrimoine de Saint-Pierre




comme s’il y avait des ennemis plus pernicieux pour l’Eglise que les Pontifes impies,






qui par leur silence, laissent le Christ dépérir, l’enchaînent dans des lois prostituées, le falsifient par des exégèses contre nature et l’égorgent par leur vie pestilentielle.




vendredi 4 octobre 2013



Séquence 1: L'autre, miroir du moi?
Texte 1-Lecture analytique : J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en terre de Brésil, 1578


Chapitre VIII. Du naturel, force, stature, nudité, disposition et ornements du corps, tant des hommes que des femmes sauvages Brésiliens, habitant en l’Amérique : entre lesquels j’ai fréquenté environ un an.


Extrait : « Nudité des Américaines moins à craindre que l’artifice des femmes de par-deçà1 »


Toutesfois avant que clore ce chapitre, ce lieu-ci requiert2 que je réponde, tant à ceux qui ont écrit, qu’à ceux qui pensent que la fréquentation entre ces sauvages tous nus, et principalement parmi les femmes, incite à lubricité3 et paillardise4. Sur quoi je dirai en un mot, qu’encore voirement5 qu’en apparence il n’y ait que trop d’occasion d’estimer qu’outre la déshonnêteté de voir ces femmes nues, cela ne semble aussi servir comme d’un appât ordinaire à convoitise : toutefois, pour en parler selon ce qui s’en est communément aperçu pour lors, cette nudité, aussi grossière6 en telle femme est beaucoup moins attrayante qu’on ne cuiderait7. Et partant, je maintiens que les attifets8, fards, fausses perruques, cheveux tortillés, grands collets9 fraisés, vertugales10, robes sur robes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deçà se contrefont et n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité ordinaire des femmes sauvages : lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté. Tellement que si l’honnêteté me permettait d’en dire davantage, me vantant de bien soudre11 toutes les objections qu’on pourrait amener au contraire, j’en donnerais des raisons si évidentes que nul ne pourrait les nier. Sans doncques poursuivre ce propos plus avant, je me rapporte de ce peu que j’en ai dit à ceux qui ont fait le voyage en la terre du Brésil, et qui comme moi ont vu les unes et les autres.


Ce n’est cependant que contre ce que dit la sainte Ecriture d’Adam et Eve, lesquels après le péché, reconnaissant qu’ils étaient nus furent honteux, je veuille en façon que ce soit approuver cette nudité : plutôt détesterai-je les hérétiques12 qui contre la Loi de nature (laquelle toutefois quant à ce point n’est nullement observée entre nos pauvres Américains) l’ont toutefois voulu introduire par-deçà.


Mais ce que j’ai dit de ces sauvages est, pour montrer qu’en les condamnant si austèrement, de ce que sans nulle vergogne ils vont ainsi le corps entièrement découvert, nous excédant en l’autre extrémité, c’est-à-dire en nos bombances13, superfluités et excès en habits, ne sommes guères plus louables. Et plût à Dieu, pour mettre fin à ce point, qu’un chacun de nous, plus pour l’honnêteté et nécessité, que pour la gloire et mondanité, s’habillât modestement.


1par deçà :« de ce côté-ci » -là où il se trouve quand il écrit : l’Europe ( opposé à « par delà)
2requérir : réclamer, exiger
3lubricité : penchant effréné pour les plaisirs sexuels, débauche
4paillardise : débauche, luxure
5voirement : en vérité
6grossière : franche, sans apprêt, sans affectation
7cuider: croire
8attifet:bonnet, ornement, parure de femme
9collet : partie d’un vêtement entourant le col
10vertugale : jupons empesés sous la robe, qui donnent une taille fine sur des hanches très larges
11soudre : résoudre
12 hérétique : qui soutient une doctrine qui diffère des croyances établies, soutenues par l’Eglise
13Bombance : grand appareil, faste





Séquence 1 : L’autre, miroir du moi ?
Texte 2, lecture analytique :André Thévet, Singularités de la France antarctique, ch. XVII, 1557

Ce prisonnier ayant été bien nourri et engraissé1, ils le feront mourir, estimant cela à grand honneur. Et pour la solennité de tel massacre2, ils appelleront leurs amis plus lointains3 pour y assister et en manger leur part.

Le jour du massacre, il sera couché au lit, bien enferré4 de fers (dont les chrétiens leur ont donné l’usage), chantant tout le jour et la nuit telles chansons : « Les Margageas nos amis sont gens de bien, forts et puissants en guerre, ils ont pris et mangé grand nombre de nos ennemis, aussi me mangeront-ils quelque jour, quand il leur plaira ; mais de moi, j’ai tué et mangé des parents et amis de celui qui me tient prisonnier»; avec plusieurs semblables paroles. Par cela vous pouvez connaître qu’ils ne font compte de la mort, encore moins qu’il n’est possible de penser. J’ai autrefois (pour plaisir) devisé5 avec tels prisonniers, hommes beaux et puissants, leur remontrant s’ils ne se souciaient autrement d’être ainsi massacrés comme du jour au lendemain; à quoi me répondant en risée et moquerie : « Nos amis, disaient-ils, nous vengeront », et plusieurs autres propos, montrant une hardiesse et assurance grande. Et si on leur parlait de les vouloir racheter d’entre les mains de leurs ennemis, ils prenaient tout en moquerie.

Quant aux femmes et filles que l’on prend en guerre, elles demeurent prisonnières quelque temps ainsi que les hommes, puis sont traitées de même, hormis que on ne leur donne point de mari. Elles ne sont aussi tenues si captives, mais elles ont liberté d’aller ça et là; on les fait travailler aux jardins et à pêcher quelques huîtres.

Or retournons à ce massacre. Le maître du prisonnier, comme nous avons dit, invitera tous ses amis à ce jour pour manger leur part de ce butin, avec force cahouïn, qui est un breuvage fait de gros mil avec certaines racines. À ce jour solennel, tous ceux qui y assistent se pareront de belles plumes de diverses couleurs ou se teindront tout le corps. Celui spécialement qui doit faire l’occision6, se mettra au meilleur équipage qu’il lui sera possible, ayant son épée de bois aussi richement étoffée de divers plumages. Et tant plus le prisonnier verra faire les préparatifs pour mourir, et plus il montrera signes de joie. Il sera donc mené, bien lié et garrotté de cordes de coton, en la place publique, accompagné de dix ou douze mille sauvages du pays, ses ennemis, et là sera assommé comme un pourceau, après plusieurs cérémonies.
Le prisonnier mort, sa femme, qui lui avait été donnée, fera quelque petit deuil7. Incontinent8 le corps étant mis en pièces, ils en prennent le sang et en lavent leurs petits enfants mâles pour les rendre plus hardis, comme ils disent, leurs remontrant que, quand ils seront venus à leur âge, ils fassent ainsi à leurs ennemis. D'où il faut penser qu’on leur en fait autant de l’autre part, quand ils sont pris en guerre. Ce corps, ainsi mis par pièces et cuit à leur mode, sera distribué à tous, quelque nombre qu’il y ait, à chacun son morceau. Quant aux entrailles, les femmes communément les mangent, et la tête, ils la réservent à pendre au bout d’une perche sur leurs logettes9, en signe de triomphe et victoire; et spécialement prennent plaisir à y mettre celles des Portugais.
1 Engraissé: abondamment nourri
2 Massacre: initialement terme de boucherie ou de vénerie: désigne l’action de mettre à mort selon des codes
3 plus lointains: les plus éloignés:
4 enferré: les membres enserrés dans des fers
5 deviser: parler
6 occision: mise à mort
7 Les prisonniers reçoivent une femme le temps qu’ils vont vivre avec leurs ennemis.
8 Incontinent (adv.): aussitôt, immédiatement
9 logettes: huttes

Corpus bac n°1 /Objets d’étude: Le personnage de roman du XVIIème à nos jours


Corpus bac n°1 
Objets d’étude: Le personnage de roman du XVIIème à nos jours/ La question de l’homme dans l’argumentation

Texte A: Zola, Au bonheur des dames, 1883

[Zola décrit, dans ce roman naturaliste, le succès du grand magasin créé par Mouret.]

À la soie, la foule était aussi venue. On s’écrasait surtout devant l’étalage intérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avait donné les touches du maître. C’était, au fond du hall, autour d’une des colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme un ruissellement d’étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s’élargissant jusqu’au parquet. Des satins clairs et des soies tendres jaillissaient d’abord : les satins à la reine, les satins renaissance, aux tons nacrés d’eau de source ; les soies légères aux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien, rose de mai, bleu Danube. Puis, venaient des tissus plus forts, les satins merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant à flots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient les étoffes lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts, les soies perlées et lamées, au milieu d’un lit profond de velours, tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avec leurs taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Des femmes, pâles de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en face de cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourde d’être prises dans le débordement d’un pareil luxe et avec l’irrésistible envie de s’y jeter et de s’y perdre.
-Te voilà donc ! dit madame Desforges, en trouvant madame Bourdelais installée devant un comptoir.
-Tiens ! bonjour ! répondit celle-ci, qui serra les mains à ces dames. Oui, je suis entrée donner un coup d’œil.
-Hein ? c’est prodigieux, cet étalage ! On en rêve… Et le salon oriental, as-tu vu le salon oriental ?
- Oui, oui, extraordinaire !
Mais, sous cet enthousiasme qui allait être décidément la note élégante du jour, madame Bourdelais gardait son sang-froid de ménagère pratique. Elle examinait avec soin une pièce de Paris-Bonheur, car elle était uniquement venue pour profiter du bon marché exceptionnel de cette soie, si elle la jugeait réellement avantageuse. Sans doute elle en fut contente, elle en demanda vingt-cinq mètres, comptant bien couper là dedans une robe pour elle et un paletot pour sa petite fille.

Texte B: Nathalie Sarraute, Tropismes, 1939-1957

[Tropismes est un recueil de courts textes, comparables à des poèmes en prose.]

Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l’air, ils s’écoulaient doucement comme s’ils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares.
Ils s’étiraient en longues grappes sombres entre les façades mortes des maisons. De loin en loin, devant les devantures des magasins, ils formaient des noyaux plus compacts, immobiles, occasionnant quelques remous, comme de légers engorgements.
Une quiétude étrange, une sorte de satisfaction désespérée émanait d’eux. Ils regardaient attentivement les piles de linge de l’Exposition de Blanc, imitant habilement des montagnes de neige, ou bien une poupée dont les dents et les yeux, à intervalles réguliers, s’allumaient, s’éteignaient, s’allumaient, s’éteignaient, s’allumaient, s’éteignaient, toujours à intervalles identiques, s’allumaient de nouveau et de nouveau s’éteignaient.
Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à l’intervalle suivant le moment de s’éloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaient.


Texte 3: Georges Perec, Les Choses, 1965

[ Ce roman raconte la vie d’un couple qui travaille pour des agences de publicité à Paris.]

Ils se promenaient souvent le soir, humaient le vent, léchaient les vitrines. Ils laissaient derrière eux le Treizième tout proche, dont ils ne connaissaient guère que l’avenue des Gobelins, à cause de ses quatre cinémas, évitaient la sinistre rue Cuvier, qui ne les eût conduits qu’aux abords plus sinistres de la gare d’Austerlitz, et empruntaient, presque invariablement, la rue Monge, puis la rue des Ecoles, gagnaient Saint-Michel, Saint-Germain, et, de là, selon les jours ou les saisons, le Palais-Royal, l’Opéra, ou la gare Montparnasse, Vavin, la rue d’Assas, Saint-Sulpice, le Luxembourg. Ils marchaient lentement. Ils s’arrêtaient devant chaque antiquaire, collaient leurs yeux aux devantures obscures, distinguaient, a travers les grilles, les reflets rougeâtres d’un canapé en cuir, le décor de feuillage d’une assiette ou d’un plat de faïence, la luisance d’un verre taille ou d’un bougeoir de cuivre, la finesse galbée d’une chaise canée.
De station en station, antiquaires, librairies, marchands de disques, cartes des restaurants, agences de voyage, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuteries de luxe, papetiers, leurs itinéraires, composaient leurs véritables univers : là reposaient, leurs ambitions, leurs espoirs. Là était la vraie vie, la vie qu’ils voulaient connaitre, qu’ils voulaient mener : c’était pour ces saumons, pour ces cristaux, que, vingt-cinq ans plus tôt, une employée et une coiffeuse les avaient mis au monde.

Question sur le corpus
Après avoir identifié les cibles de la critique, vous dégagerez les principaux procédé

Corpus de type bac n°2 Devoir n°1 De la vanité des usages


Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation, du XVlème siècle à nos jours.
     
Textes :
        Texte A : Joachim du Bellay, Les Regrets, sonnet CL, 1558.
        Texte B : Molière, Le Misanthrope, acte l, scène 1, 1666.
        Texte C : Jean de la Bruyère, Les Caractères, « De la société et de la conversation », 1688.
        Texte D : Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu, Le Côté de Guermantes, 1922.


TEXTE A : Joachim du Bellay, Les Regrets, sonnet CL, 1558.

 [En 1553, Du Bellay quitte la France pour Rome. Il accompagne le cardinal Jean du Bellay, un cousin de son père, à la cour du pape. Il y écrit le recueil des Regrets. ]

    Seigneur, je ne saurais regarder d'un bon œil
    Ces vieux singes de cour, qui ne savent rien faire,
    Sinon en leur marcher1 les princes contrefaire2,
    Et se vêtir, comme eux, d'un pompeux appareil3.

    Si leur maître se moque, ils feront le pareil,
    S'il ment, ce ne sont eux qui diront du4 contraire,
    Plutôt auront-ils vu, afin de lui complaire,
    La lune en plein midi, à minuit le soleil.

    Si quelqu'un devant eux reçoit un bon visage5,
    Ils le vont caresser, bien qu'ils crèvent de rage;
    S'il le reçoit mauvais, ils le montrent au doigt.

    Mais ce qui plus contre eux quelquefois me dépite,
    C'est quand devant le roi, d'un visage hypocrite,
    Ils se prennent à rire, et ne savent pourquoi.

1. marcher : démarche.
2. contrefaire : imiter, singer.
3. appareil : vêtements, habits.
4. du contraire : le contraire.
5. reçoit un bon visage : reçoit un bon accueil.

TEXTE B : Molière, Le Misanthrope, acte l, scène 1, 1666.

 [Alceste et son ami Philinte débattent des exigences de la vie en société.]

   Acte I, scène 1
    [ ... ]
                           ALCESTE
    Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur
    On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
                           PHILINTE
    Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
    Il faut bien le payer de la même monnoie1,
    Répondre comme on peut à ses empressements,
    Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
                           ALCESTE
    Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
    Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode;
    Et je ne hais rien tant que les contorsions
    De tous ces grands faiseurs de protestations,
    Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
    Ces obliqeants2 diseurs d'inutiles paroles,
    Qui de civilités avec tous font combat,
    Et traitent du même air l'honnête homme et le fat3
    Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse4,
    Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
    Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
    Lorsqu'au premier faquin5 il court en faire autant ?
    Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située6
    Qui veuille d'une estime ainsi prostituée;
    Et la plus glorieuse a des régals peu chers7,
    Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
    Sur quelque préférence une estime se fonde,
    Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
    Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
    Morbleu ! vous n'êtes pas pour être de mes gens;
    Je refuse d'un cœur la vaste complaisance
    Qui ne fait de mérite aucune différence;
    Je veux qu'on me distingue; et, pour le trancher net,
    L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
                           PHILINTE
    Mais, quand on est du monde8, il faut bien que l'on rende
    Quelques dehors clvils9 que l'usage demande.
                           ALCESTE
    Non, vous dis-je; on devrait châtier sans pitié
    Ce commerce10 honteux de semblants d'amitié.
    Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
    Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
    Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
    Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
    [ ... ]

1. monnoie : monnaie.
2. obligeants: aimables.
3. fat: vaniteux.
4. caresse : flatte.
5. faquin : canaille.
6. un peu bien située : noble.
7. régals peu chers : satisfactions méprisables.
8. du monde : de la bonne société.
9. dehors civils : marques de politesse.
10. commerce : échange.

TEXTE C : Jean de la Bruyère, Les Caractères, « De la société et de la conversation », 1688.

    J'entends Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche; le voilà entré: il rit, il crie, il éclate1 ; on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre. Il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle. Il ne s'apaise, et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard au temps2, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait3 sans qu'il ait eu l'intention de le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu, désobliqé4 toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence5 qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas ? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer. Le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu; il veut railler6 celui qui perd, et7 il l'offense; les rieurs sont pour lui: il n'y a sorte de fatuités8 qu'on ne lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable de souffrir9 plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent.

1. il éclate : il parle à très haute voix.
2. temps : circonstance, moment.
3. chacun a son fait : chacun reçoit son lot de reproches.
4. désobligé : agacé, exaspéré.
5. déférence : respect.
6. railler : plaisanter sur.
7. et : mais.
8. fatuités : sotte prétention.
9. souffrir : supporter.



TEXTE D : Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu, Le Côté de Guermantes, 1922.

 [Swann, qui souffre d'une grave maladie, annonce à la duchesse de Guermantes, son amie, qu'il va bientôt mourir, au moment où cette dernière se rend à un dîner mondain.]

   - Hé bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie ? questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
   - Mais, ma chère amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois. D'après les médecins que j'ai consultés, à la fin de l'année le mal que j'ai, et qui peut du reste m'emporter tout de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c'est un grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.
   - Qu'est-ce que vous me dites là ? s'écria la duchesse en s'arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d'incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui indiquât la jurisprudence à suivre1 et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.
   - Ce serait une plaisanterie d'un goût charmant, répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez demandé et que maintenant je peux mourir d'un jour à l'autre... Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les épaules en disant: « Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n'a aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s'écria : « Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint­ Euverte tient à ce qu'on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix. Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mère Saint-Euverte.»
   Mme de Guermantes s'avança décidément2 vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s'écria d'une voix terrible : « Oriane, qu'est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges ».

1. jurisprudence à suivre : ce qu'il convenait de faire.
2. décidément : d'un pas décidé.


    I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :

      Après avoir identifié la cible de la critique dans les textes du corpus, vous dégagerez les principaux procédés argumentatifs utilisés.

    II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

        Commentaire
        Vous ferez le commentaire du texte de Joachim du Bellay (texte A).
     
        Dissertation
        Dans quelle mesure l'argumentation indirecte est-elle efficace pour offrir au lecteur une réflexion sur l'homme et son comportement en société ? Vous appuierez votre réflexion sur le corpus et les textes que vous avez lus ou étudiés.
     
        Invention
        « Je veux qu'on soit sincère », déclare Alceste (texte B). Dans une conversation avec un ami, vous débattez de la nécessité d'être sincère dans les relations avec autrui.