Séquence 1: L'autre, miroir du moi?
Texte 1-Lecture analytique : J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en terre de Brésil, 1578
Chapitre VIII. Du naturel, force, stature, nudité, disposition et ornements du corps, tant des hommes que des femmes sauvages Brésiliens, habitant en l’Amérique : entre lesquels j’ai fréquenté environ un an.
Extrait : « Nudité des Américaines moins à craindre que l’artifice des femmes de par-deçà1 »
Toutesfois avant que clore ce chapitre, ce lieu-ci requiert2 que je réponde, tant à ceux qui ont écrit, qu’à ceux qui pensent que la fréquentation entre ces sauvages tous nus, et principalement parmi les femmes, incite à lubricité3 et paillardise4. Sur quoi je dirai en un mot, qu’encore voirement5 qu’en apparence il n’y ait que trop d’occasion d’estimer qu’outre la déshonnêteté de voir ces femmes nues, cela ne semble aussi servir comme d’un appât ordinaire à convoitise : toutefois, pour en parler selon ce qui s’en est communément aperçu pour lors, cette nudité, aussi grossière6 en telle femme est beaucoup moins attrayante qu’on ne cuiderait7. Et partant, je maintiens que les attifets8, fards, fausses perruques, cheveux tortillés, grands collets9 fraisés, vertugales10, robes sur robes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deçà se contrefont et n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité ordinaire des femmes sauvages : lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté. Tellement que si l’honnêteté me permettait d’en dire davantage, me vantant de bien soudre11 toutes les objections qu’on pourrait amener au contraire, j’en donnerais des raisons si évidentes que nul ne pourrait les nier. Sans doncques poursuivre ce propos plus avant, je me rapporte de ce peu que j’en ai dit à ceux qui ont fait le voyage en la terre du Brésil, et qui comme moi ont vu les unes et les autres.
Ce n’est cependant que contre ce que dit la sainte Ecriture d’Adam et Eve, lesquels après le péché, reconnaissant qu’ils étaient nus furent honteux, je veuille en façon que ce soit approuver cette nudité : plutôt détesterai-je les hérétiques12 qui contre la Loi de nature (laquelle toutefois quant à ce point n’est nullement observée entre nos pauvres Américains) l’ont toutefois voulu introduire par-deçà.
Mais ce que j’ai dit de ces sauvages est, pour montrer qu’en les condamnant si austèrement, de ce que sans nulle vergogne ils vont ainsi le corps entièrement découvert, nous excédant en l’autre extrémité, c’est-à-dire en nos bombances13, superfluités et excès en habits, ne sommes guères plus louables. Et plût à Dieu, pour mettre fin à ce point, qu’un chacun de nous, plus pour l’honnêteté et nécessité, que pour la gloire et mondanité, s’habillât modestement.
1par
deçà :« de ce côté-ci » -là où il se
trouve quand il écrit : l’Europe ( opposé à « par
delà)
2requérir :
réclamer, exiger
3lubricité :
penchant effréné pour les plaisirs sexuels, débauche
4paillardise :
débauche, luxure
5voirement :
en vérité
6grossière :
franche, sans apprêt, sans affectation
7cuider:
croire
8attifet:bonnet,
ornement, parure de femme
9collet :
partie d’un vêtement entourant le col
10vertugale :
jupons empesés sous la robe, qui donnent une taille fine sur
des hanches très larges
11soudre :
résoudre
12
hérétique : qui soutient une doctrine qui diffère des
croyances établies, soutenues par l’Eglise
13Bombance :
grand appareil, faste