Séquence
1 : L’autre, miroir du moi ?
Texte
2, lecture analytique :André
Thévet, Singularités
de la France antarctique,
ch. XVII, 1557
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Ce
prisonnier ayant été bien nourri et engraissé1,
ils le feront mourir, estimant cela à grand honneur. Et pour la
solennité de tel massacre2,
ils appelleront leurs amis plus lointains3
pour y assister et en manger leur part.
Le
jour du massacre, il sera couché au lit, bien enferré4
de fers (dont les chrétiens leur ont donné l’usage), chantant
tout le jour et la nuit telles chansons : « Les Margageas nos amis
sont gens de bien, forts et puissants en guerre, ils ont pris et
mangé grand nombre de nos ennemis, aussi me mangeront-ils quelque
jour, quand il leur plaira ; mais de moi, j’ai tué et mangé des
parents et amis de celui qui me tient prisonnier»; avec plusieurs
semblables paroles. Par cela vous pouvez connaître qu’ils ne font
compte de la mort, encore moins qu’il n’est possible de penser.
J’ai autrefois (pour plaisir) devisé5
avec tels prisonniers, hommes beaux et puissants, leur remontrant
s’ils ne se souciaient autrement d’être ainsi massacrés comme
du jour au lendemain; à quoi me répondant en risée et moquerie : «
Nos amis, disaient-ils, nous vengeront », et plusieurs autres
propos, montrant une hardiesse et assurance grande. Et si on leur
parlait de les vouloir racheter d’entre les mains de leurs ennemis,
ils prenaient tout en moquerie.
Quant
aux femmes et filles que l’on prend en guerre, elles demeurent
prisonnières quelque temps ainsi que les hommes, puis sont traitées
de même, hormis que on ne leur donne point de mari. Elles ne sont
aussi tenues si captives, mais elles ont liberté d’aller ça et
là; on les fait travailler aux jardins et à pêcher quelques
huîtres.
Or
retournons à ce massacre. Le maître du prisonnier, comme nous avons
dit, invitera tous ses amis à ce jour pour manger leur part de ce
butin, avec force cahouïn, qui est un breuvage fait de gros mil avec
certaines racines. À ce jour solennel, tous ceux qui y assistent se
pareront de belles plumes de diverses couleurs ou se teindront tout
le corps. Celui spécialement qui doit faire l’occision6,
se mettra au meilleur équipage qu’il lui sera possible, ayant son
épée de bois aussi richement étoffée de divers plumages. Et tant
plus le prisonnier verra faire les préparatifs pour mourir, et plus
il montrera signes de joie. Il sera donc mené, bien lié et garrotté
de cordes de coton, en la place publique, accompagné de dix ou douze
mille sauvages du pays, ses ennemis, et là sera assommé comme un
pourceau, après plusieurs cérémonies.
Le
prisonnier mort, sa femme, qui lui avait été donnée, fera quelque
petit deuil7.
Incontinent8
le corps étant mis en pièces, ils en prennent le sang et en lavent
leurs petits enfants mâles pour les rendre plus hardis, comme ils
disent, leurs remontrant que, quand ils seront venus à leur âge,
ils fassent ainsi à leurs ennemis. D'où il faut penser qu’on leur
en fait autant de l’autre part, quand ils sont pris en guerre. Ce
corps, ainsi mis par pièces et cuit à leur mode, sera distribué à
tous, quelque nombre qu’il y ait, à chacun son morceau. Quant aux
entrailles, les femmes communément les mangent, et la tête, ils la
réservent à pendre au bout d’une perche sur leurs logettes9,
en signe de triomphe et victoire; et spécialement prennent plaisir à
y mettre celles des Portugais.
1
Engraissé:
abondamment nourri
2
Massacre:
initialement terme de boucherie ou de vénerie: désigne l’action
de mettre à mort selon des codes
3
plus lointains:
les plus éloignés:
4
enferré:
les membres enserrés dans des fers
5
deviser:
parler
6
occision:
mise à mort
7
Les prisonniers reçoivent une femme le temps qu’ils vont vivre
avec leurs ennemis.
8
Incontinent
(adv.): aussitôt, immédiatement
9
logettes: huttes