vendredi 4 octobre 2013




Séquence 1 : L’autre, miroir du moi ?
Texte 2, lecture analytique :André Thévet, Singularités de la France antarctique, ch. XVII, 1557

Ce prisonnier ayant été bien nourri et engraissé1, ils le feront mourir, estimant cela à grand honneur. Et pour la solennité de tel massacre2, ils appelleront leurs amis plus lointains3 pour y assister et en manger leur part.

Le jour du massacre, il sera couché au lit, bien enferré4 de fers (dont les chrétiens leur ont donné l’usage), chantant tout le jour et la nuit telles chansons : « Les Margageas nos amis sont gens de bien, forts et puissants en guerre, ils ont pris et mangé grand nombre de nos ennemis, aussi me mangeront-ils quelque jour, quand il leur plaira ; mais de moi, j’ai tué et mangé des parents et amis de celui qui me tient prisonnier»; avec plusieurs semblables paroles. Par cela vous pouvez connaître qu’ils ne font compte de la mort, encore moins qu’il n’est possible de penser. J’ai autrefois (pour plaisir) devisé5 avec tels prisonniers, hommes beaux et puissants, leur remontrant s’ils ne se souciaient autrement d’être ainsi massacrés comme du jour au lendemain; à quoi me répondant en risée et moquerie : « Nos amis, disaient-ils, nous vengeront », et plusieurs autres propos, montrant une hardiesse et assurance grande. Et si on leur parlait de les vouloir racheter d’entre les mains de leurs ennemis, ils prenaient tout en moquerie.

Quant aux femmes et filles que l’on prend en guerre, elles demeurent prisonnières quelque temps ainsi que les hommes, puis sont traitées de même, hormis que on ne leur donne point de mari. Elles ne sont aussi tenues si captives, mais elles ont liberté d’aller ça et là; on les fait travailler aux jardins et à pêcher quelques huîtres.

Or retournons à ce massacre. Le maître du prisonnier, comme nous avons dit, invitera tous ses amis à ce jour pour manger leur part de ce butin, avec force cahouïn, qui est un breuvage fait de gros mil avec certaines racines. À ce jour solennel, tous ceux qui y assistent se pareront de belles plumes de diverses couleurs ou se teindront tout le corps. Celui spécialement qui doit faire l’occision6, se mettra au meilleur équipage qu’il lui sera possible, ayant son épée de bois aussi richement étoffée de divers plumages. Et tant plus le prisonnier verra faire les préparatifs pour mourir, et plus il montrera signes de joie. Il sera donc mené, bien lié et garrotté de cordes de coton, en la place publique, accompagné de dix ou douze mille sauvages du pays, ses ennemis, et là sera assommé comme un pourceau, après plusieurs cérémonies.
Le prisonnier mort, sa femme, qui lui avait été donnée, fera quelque petit deuil7. Incontinent8 le corps étant mis en pièces, ils en prennent le sang et en lavent leurs petits enfants mâles pour les rendre plus hardis, comme ils disent, leurs remontrant que, quand ils seront venus à leur âge, ils fassent ainsi à leurs ennemis. D'où il faut penser qu’on leur en fait autant de l’autre part, quand ils sont pris en guerre. Ce corps, ainsi mis par pièces et cuit à leur mode, sera distribué à tous, quelque nombre qu’il y ait, à chacun son morceau. Quant aux entrailles, les femmes communément les mangent, et la tête, ils la réservent à pendre au bout d’une perche sur leurs logettes9, en signe de triomphe et victoire; et spécialement prennent plaisir à y mettre celles des Portugais.
1 Engraissé: abondamment nourri
2 Massacre: initialement terme de boucherie ou de vénerie: désigne l’action de mettre à mort selon des codes
3 plus lointains: les plus éloignés:
4 enferré: les membres enserrés dans des fers
5 deviser: parler
6 occision: mise à mort
7 Les prisonniers reçoivent une femme le temps qu’ils vont vivre avec leurs ennemis.
8 Incontinent (adv.): aussitôt, immédiatement
9 logettes: huttes