Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation, du XVlème siècle à nos jours.
Textes :
Texte A : Joachim du Bellay,
Les Regrets, sonnet CL, 1558.
Texte B : Molière,
Le Misanthrope, acte l, scène 1, 1666.
Texte C : Jean de la Bruyère,
Les Caractères, « De la société et de la conversation », 1688.
Texte D : Marcel Proust,
A la Recherche du Temps perdu,
Le Côté de Guermantes, 1922.
TEXTE A : Joachim du Bellay,
Les Regrets, sonnet CL, 1558.
[En 1553, Du Bellay quitte la France pour Rome. Il accompagne le cardinal Jean du Bellay, un cousin de son père, à la cour du pape. Il y écrit le recueil des Regrets. ]
Seigneur, je ne saurais regarder d'un bon œil
Ces vieux singes de cour, qui ne savent rien faire,
Sinon en leur marcher1 les princes contrefaire2,
Et se vêtir, comme eux, d'un pompeux appareil3.
Si leur maître se moque, ils feront le pareil,
S'il ment, ce ne sont eux qui diront du4 contraire,
Plutôt auront-ils vu, afin de lui complaire,
La lune en plein midi, à minuit le soleil.
Si quelqu'un devant eux reçoit un bon visage5,
Ils le vont caresser, bien qu'ils crèvent de rage;
S'il le reçoit mauvais, ils le montrent au doigt.
Mais ce qui plus contre eux quelquefois me dépite,
C'est quand devant le roi, d'un visage hypocrite,
Ils se prennent à rire, et ne savent pourquoi.
1. marcher : démarche.
2. contrefaire : imiter, singer.
3. appareil : vêtements, habits.
4. du contraire : le contraire.
5. reçoit un bon visage : reçoit un bon accueil.
TEXTE B : Molière,
Le Misanthrope, acte l, scène 1, 1666.
[Alceste et son ami Philinte débattent des exigences de la vie en société.]
Acte I, scène 1
[ ... ]
ALCESTE
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
PHILINTE
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie1,
Répondre comme on peut à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
ALCESTE
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obliqeants2 diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l'honnête homme et le fat3
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse4,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu'au premier faquin5 il court en faire autant ?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située6
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers7,
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu ! vous n'êtes pas pour être de mes gens;
Je refuse d'un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence;
Je veux qu'on me distingue; et, pour le trancher net,
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
PHILINTE
Mais, quand on est du monde8, il faut bien que l'on rende
Quelques dehors clvils9 que l'usage demande.
ALCESTE
Non, vous dis-je; on devrait châtier sans pitié
Ce commerce10 honteux de semblants d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
[ ... ]
1. monnoie : monnaie.
2. obligeants: aimables.
3. fat: vaniteux.
4. caresse : flatte.
5. faquin : canaille.
6. un peu bien située : noble.
7. régals peu chers : satisfactions méprisables.
8. du monde : de la bonne société.
9. dehors civils : marques de politesse.
10. commerce : échange.
TEXTE C : Jean de la Bruyère,
Les Caractères, « De la société et de la conversation », 1688.
J'entends Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche; le voilà entré: il rit, il crie, il éclate1 ; on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre. Il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle. Il ne s'apaise, et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard au temps2, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait3 sans qu'il ait eu l'intention de le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu, désobliqé4 toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence5 qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas ? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer. Le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu; il veut railler6 celui qui perd, et7 il l'offense; les rieurs sont pour lui: il n'y a sorte de fatuités8 qu'on ne lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable de souffrir9 plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent.
1. il éclate : il parle à très haute voix.
2. temps : circonstance, moment.
3. chacun a son fait : chacun reçoit son lot de reproches.
4. désobligé : agacé, exaspéré.
5. déférence : respect.
6. railler : plaisanter sur.
7. et : mais.
8. fatuités : sotte prétention.
9. souffrir : supporter.
TEXTE D : Marcel Proust,
A la Recherche du Temps perdu,
Le Côté de Guermantes, 1922.
[Swann, qui souffre d'une grave maladie, annonce à la duchesse de Guermantes, son amie, qu'il va bientôt mourir, au moment où cette dernière se rend à un dîner mondain.]
- Hé bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie ? questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
- Mais, ma chère amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois. D'après les médecins que j'ai consultés, à la fin de l'année le mal que j'ai, et qui peut du reste m'emporter tout de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c'est un grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.
- Qu'est-ce que vous me dites là ? s'écria la duchesse en s'arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d'incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui indiquât la jurisprudence à suivre1 et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.
- Ce serait une plaisanterie d'un goût charmant, répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez demandé et que maintenant je peux mourir d'un jour à l'autre... Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les épaules en disant: « Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n'a aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s'écria : « Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint Euverte tient à ce qu'on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix. Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mère Saint-Euverte.»
Mme de Guermantes s'avança décidément2 vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s'écria d'une voix terrible : « Oriane, qu'est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges ».
1. jurisprudence à suivre : ce qu'il convenait de faire.
2. décidément : d'un pas décidé.
I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :
Après avoir identifié la cible de la critique dans les textes du corpus, vous dégagerez les principaux procédés argumentatifs utilisés.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous ferez le commentaire du texte de Joachim du Bellay (texte A).
Dissertation
Dans quelle mesure l'argumentation indirecte est-elle efficace pour offrir au lecteur une réflexion sur l'homme et son comportement en société ? Vous appuierez votre réflexion sur le corpus et les textes que vous avez lus ou étudiés.
Invention
« Je veux qu'on soit sincère », déclare Alceste (texte B). Dans une conversation avec un ami, vous débattez de la nécessité d'être sincère dans les relations avec autrui.